si je résine, je m’oublie

Dans sa main droite il serre une brochure touristique. Le genre de dépliant fait pour guider ceux qui auraient trop peur de passer à côté de ce qu’offre leur séjour pour s’autoriser à se perdre, qui veulent être sûrs que leur excursion ait un but, et de finir par l’atteindre. Celle qu’il tient est bleue, et sur sa couverture, on a dessiné un cercle dans lequel viennent s’inscrire les silhouettes de grands pins dont les cimes dépassent dans un élan de dynamisme et d’appel à l’aventure. Partout autour, étalée en écriture jaune pâle tirant vers le blanc et en au moins cinq polices de caractères différentes, la promesse d’une découverte, celle, incomparable, des sentiers du Rothenbachkopf.

Voilà qui explique l’attirail de celui que l’on suit. Couvert des pieds à la tête d’un équipement de montagne allant du banal et nécessaire au pointu et franchement superflu, l’ensemble, s’il n’a pas l’air d’avoir été acheté il y a plus de quelques semaines, trahit l’envie de bien faire et un rythme d’utilisation soutenu. En regardant autour, on peut constater que la brochure ne ment pas, nous nous trouvons bien sur une version fidèle, taille réelle, des reproductions en photo qu’on peut apercevoir quand ce promeneur ouvre son dépliant pour s’assurer de son avancée sur la carte qui en occupe tout l’intérieur : des résineux partout, des sapins énormes, des fougères agrippées à leur pied si touffues qu’elles viennent délimiter le sentier comme un labyrinthe naturel, et partout sous les pieds des branches et des pommes de pins qui craquent et provoquent en réponse des battements d’ailes indignés et des démarrages en trombe derrière ces murs naturels.

En revanche, l’air pincé et la hargne avec laquelle notre guide ouvre et referme sa brochure sont moins compréhensibles. On le voit agiter ses mains en grommelant en direction de la flore environnante, faisant mentalement approcher chaque bout de verdure comme on examine un objet à contre-cœur avant de les repousser très vite au loin, dans la case des détails anodins ; précisément parce qu’ils n’ont rien d’anodins et disent beaucoup trop bien ce qu’on a pas envie d’entendre. Or, il est
question d’un homme qui se promène dans les bois et vit avec une intensité pareille sa rencontre avec des fougères en partie desséchées et des arbres qui laissent tomber leurs aiguilles par terre, pour cause de grosse chaleur. Que pourrait-il bien leur reprocher qui justifie une tête pareille ?

Peut-être n’est-ce pas tant à la nature qu’il reproche quelque chose, elle qui se contente d’être là, bêtement offerte aux perceptions, mais à lui-même. Peut-être, et en fait oui, bien sûr, n’est-il pas en train de s’énerver sur la présence des arbres autour de lui, mais sur sa propre capacité à en prendre la pleine mesure. Voilà pourquoi ses yeux ne se promènent-ils pas librement d’un coin à l’autre, bondissant avec plaisir d’une tâche de lumière à un trou d’ombre où aller se perdre, mais se concentrent plutôt méthodiquement, intensément, cherchant à démanteler, classer, intégrer et mémoriser chaque bout de chaque feuille, sa tige et sa branche, celle d’à côté et ses tiges et les feuilles qui en partent, alors que pendant ce temps tout bouge rendant rageusement impossible de bien se rappeler qui est où et de fixer une image mentale de cet arbre qu’on a pourtant devant nous et qu’on aimerait pouvoir absorber une bonne fois pour toutes, comme pour dire j’étais là, je connais.

Non, notre guide fait preuve d’une tragique incapacité à dresser efficacement le moindre inventaire de ce qui l’entoure. Pire, il se sent dramatiquement absent au moment et se rend compte qu’il passe parfois plusieurs minutes sans ressentir le miracle ordinaire de sa coexistence, là, tout de suite, avec ces êtres fondamentalement autres que sont ces sublimes végétaux, lui qui marche au milieu de tant d’exemples de machines idéales et qui ne sait même pas prendre conscience, d’à quel point il a fallu que tout soit bien fait pour en arriver là. C’est vraiment triste, tu passes à côté de tout, entend-t-il venir de derrière lui. Une petite provocation lachée d’une voix qu’on force a descendre vers les graves, dans laquelle on met tellement de manières qu’elle en vient à imiter une paire de ressorts qui s’agitent. Il ne se retourne pas, entend la voix continuer tu laisses tout filer, c’est vraiment dommage, mais l’ignore, puisqu’il sait qu’il n’y a personne derrière lui et que cette voix n’est qu’une connerie, que la personne qu’il a entendu ne peut pas être là, ne peut pas avoir dit ça. Il a entendu Gene Vincent déplorer son incapacité à profiter à fond du sentier vosgien du lac des Truites, or il n’y a absolument aucune chance que Gene Vincent soit vraiment là, sur le sentier vosgien du lac des truites, et ait un quelconque avis sur sa capacité à profiter de la balade. Pas plus que le week-end dernier, quand Elvis lui a reproché d’avoir fait trop vite le tour du lac de Gérardmer. Des conneries qu’il ferait mieux d’ignorer, tout ça.

Et des conneries auxquelles il était habitué, maintenant. La première fois qu’il avait dû subir les commentaires de quelqu’un qui ne pouvait pas être là pendant qu’il se promenait remontait à plusieurs semaines, lors de sa troisième sortie camping en montagne. Il sortait de chez lui, ce tout nouvel appartement qu’il n’arrivait toujours pas à considérer comme le sien, où il avait tout rangé dès son arrivée, faisait le ménage quasi-quotidiennement, avant de découvrir que l’ordre et la propreté ne faisait qu’appuyer l’absence de la personne qui était restée dans l’ancien appartement, cette absence qui s’asseyait en face de lui à la table. Insupportable tête à tête, alors il préférait aller voir les montagnes tous les week-ends. C’était de leur faute, après tout, s’il était là, elles pouvaient bien au moins servir à l’occuper.

Mais les montagnes ne se laissaient pas facilement explorer. Il avait cru qu’il pourrait simplement aller marcher, et que le paysage viendrait à sa rencontre, lui offrirait et lui collerait sous les yeux ses secrets, ses intérêts, sa substantifique mœlle. Bien sur que non. Non, le paysage et les montagne gardaient jalousement caché aux yeux profanes ce qu’il y avait vraiment à y prendre, et c’était Barry Manilow qui le lui avait fait remarquer, alors qu’il attendait sous sa tente que le sommeil ne vienne. Le pire, c’est qu’il n’avait jamais aimé Barry Manilow, n’avait accepté d’ajouter ses chansons à son répertoire uniquement sur l’insistance de la personne qui ne l’avait pas suivi, sous prétexte que ses chansons sirupeuses faisaient fureur auprès des vieux, et qu’ainsi, ils seraient demandés pour animer tous les lotos et bingos de la région. Malgré cela, il devait bien reconnaitre que Barry avait raison, qu’il se sentait frustré, sentait qu’il passait à côté de quelque chose, pas loin de gâcher son changement de vie.

Àlors, pour faire la nique, et à l’imaginaire crooner qui ne voulait pas quitter sa tête, et aux prédictions catastrophistes qu’il avait subi en partant de son ancien appartement, il s’était résigné à compter sur l’aide de professionnels. Il fallait, c’était capital, que son déplacement soit un succès, et donc que ses promenades en vaillent la peine. Les brochures et guides de randonnée des offices de tourisme des environs devinrent ses plus fidèles alliées, ses compagnons de route, ses conseillères. Mais, si elles apportèrent du mieux à sa situation d’arpenteur amateur, elles ne suffirent pas à faire stopper les critiques : c’était une bonne chose que de savoir où aller, mais il fallait être capable de s’y rendre avec le bon état d’esprit. Sinon les belles balises colorées et les plans éclairant la marche à suivre n’étaient qu’habillage clinquant pour une virée décevante.

Après Barry sous la tente, Buddy Holly vint le trouver pendant qu’il longeait la piste des névés, pour lui rappeler qu’il n’avait peut-être pas regardé assez longtemps ces fameux tas de neige, merveilles de la nature et phénomène si rare, et pris pour argent comptant le fait qu’ils seraient encore là demain, alors que, qui sait, qui peut encore prétendre savoir de quoi demain sera fait, surtout météorologiquement parlant, quand on voit ce qui se passe partout ailleurs. Il retourna en arrière, sensible à l’argument, et se força à fixer le tas de neige jusqu’à ce que sa blancheur lui fasse mal aux yeux, devienne une image rémanente imprimée sur sa rétine pour la soirée, prouvant son intérêt profond pour ce qu’il l’entourait.

Rentré chez lui, un étrange sentiment où cotoyait, fait rare, la honte et la fierté l’avait envahi. Honte d’avoir cédé à ce qu’il savait être une injonction imaginaire d’un personnage ne pouvant avoir été là, tout juste basé sur ses craintes et culpabilités écologiques – les mêmes qui, officiellement, car il doutait que cela soit vraiment le cœur du sujet, avait dissuadé la personne restée derrière de le suivre dans son grand chamboulement et qui l’assaillaient chaque jour à son travail quand il passait sa journée à abattre ce même genre d’arbres qu’il s’en voulait de ne pas reconnaître pour le miracle naturel qu’ils représentaient le week-end -, mais fierté d’avoir su finalement, enfin, prendre conscience et profiter à fond de ce que la montagne lui offrait, d’au moins un petit bout de forêt qu’il avait connu, vraiment connu, dont il pourrait parler avec passion et précision sitôt qu’il trouverait à s’entourer de vrais amis, de personnes semblables à lui dans leur envie d’aimer vraiment la nature.

Pendant un petit moment, ses excursions se passèrent mieux. Il trouva son rythme : dénicher un guide, chercher les plus beaux paysages à atteindre, y aller en s’assurant de ne rien rater et y rester, s’y greffer, s’en emplir par le nez, la bouche, les yeux et les oreilles à s’en faire péter l’intérieur, à s’en saturer les neurones, à frôler l’indigestion sensorielle. Et puis, une fois cet état atteint, une fois l’envie de repartir trop pressante pour être ignorée, entendre avec plaisir la voix d’un chanteur rockabilly ringard avec leur timbre si particulier commencer à picorer sa fierté, attaquer par tous les pores l’image qu’il se faisait de lui-même, tester les limites de sa plongée dans le monde. S’abandonner à un impossible appel à la dissolution totale, tant on est toujours trop soi pour pleinement profiter de ce qui nous entoure. Peu importe, pensait-il dans ces moments-là, qui regrettait, maintenant, d’avoir refusé de changer de vie ?

Seulement les chanteurs en voulaient toujours plus. Et quand il se trouva comme paralysé au bord d’un passage particulièrement ravineux du sentier des roches par la voix chargée de reproches de Conway Twitty, les jambes hurlant leur envie de reprendre la marche sans pouvoir bouger, alors qu’il subissait encore et encore les injonctions à plus voir, à plus être là, à toujours mieux faire attention, graver plus vivement tout ce qu’il entourait dans sa mémoire, il se dit qu’il était temps de poser une limite. D’où son excursion au lac de Gérardmer et sa bravade face au king du rock ‘n’ roll, choisissant malgré les attaques, voire les franches insultes, de rentrer chez lui à la nuit tombée, et tant pis s’il ratait une partie intégrante de l’expérience de ce lieu, tant pis si la nuit devait relâcher sa cohorte d’odeurs incomparables sans qu’il soit là pour les sentir. D’où, enfin, qu’il en soit venu à choisir d’ignorer Gene Vincent et ses conneries.

De retour à l’instant présent, sur ce fameux sentier des Truites, notre guide continuait de marcher, consultant régulièrement sa carte un peu plus furieusement à chaque fois. Elle lui indiquait qu’il s’approchait du but, de la Cascade aux Fleurs, vendue comme perle inmanquable de la région, justifiant par sa qualité indéniable en tant que paysage qu’il marche depuis des heures. La même qualité qui servait de base aux remontrances du vieux chanteur qu’il avait dans la tête et qui continuait de maudire le peu d’investissement dont notre guide faisait preuve dans son excursion. D’ailleurs, à force d’ignorer le premier, d’autres vieux chanteurs disparus étaient revenus appuyer qu’à profiter si superficiellement de son environnement, il aurait tout aussi bien pu ne pas déménager et regarder le sentier des Truites à la télé. Gagnant en intensité au fur et à mesure qu’il avançait sans prendre le temps de chercher à connaitre toutes les empreintes autour de ses pieds, ces traces qui prouvaient qu’il n’était qu’un petit être au milieu d’un grand tout, le chœur des plaintifs l’exhortait à vivre plus intensément l’instant présent, à cesser de se contenter d’être là pour pleinement embrasser la magie de son existence. Et notre guide, décidé à ne plus écouter parler ceux qui n’étaient même pas vraiment là, accélérait, prenait un malin plaisir à ignorer tout autour la majesté sylvestre, s’obstinait à projeter ses pensées sur le paysage jusqu’à ce qu’elles le masquent, à les laisser le ramener à son ancien appartement et à la personne qu’il y avait laissé, remplaçant les craquements, les bruits des bêtes, par des sons issus de sa mémoire, par les mots qu’il s’était fait jeter au visage lors de son dernier départ et qu’il lui semblait pouvoir encore entendre comme s’ils étaient tous frais dans l’air.

Arrivé au bord de l’étendue d’eau, face à la cascade et à son spectacle qui, effectivement, s’avérait sublime, régnait sous son crâne une cacophonie comme il avait rarement connu. Tous ces vieux chanteurs voulaient lui faire prendre conscience qu’il ne savait pas voir, pas être, qu’il passait à côté de tout sous prétexte qu’il ne savait s’empêcher de ramener ses bagages même au milieu des environnements les plus sauvages, qu’il n’avait aucun respect pour la nature et tout ce qui existait sans lui, qu’il ne savait pas prendre la mesure et profiter de ce que l’absolument autre était là, à portée de main, et lui, notre guide, laissait glisser tous ces reproches, s’amusait à y répondre en faisant jouer toujours plus fort ces fameux souvenirs où il avait finalement toujours préféré passer son temps qu’auprès de n’importe quel plan d’eau, à contempler n’importe quel spectacle, s’engouffrait aussi loin que possible dans une chambre d’échos où résonnait de vieux bouts de discussions passées, balancés les uns contre les autres par plaisir et sans aucun souci de cohérence, juste pour que dure leur son, juste pour entendre encore et encore des phrases devenues vides de sens. Il jubilait au fur et à mesure qu’il les sentait prendre le dessus, qu’il voyait cette voix devenir plus présente pour lui que tout ce qui l’entourait vraiment, il s’y laissait fondre avec plaisir pendant qu’il s’avançait dans l’eau en fermant les yeux et renonçait à toute tentative de saisir quoi que ce soit d’autre, se laissait flotter alors que la voix perçait le brouhaha de la cascade et qu’il dérivait, amorphe, sous les trombes d’eau.

Kuhn, Arthur - Si je résine je m'oublie, miniature