et d’abord, t’étais où, toi ?

Il y avait bien longtemps qu’on y mettait plus de porc en boîte. Que l’usine, comme toutes les autres l’entourant, avait fermé, s’était vidé de ses hommes et de ses bruits. Laissée là au bord du lac en guise d’immense squelette de crustacé, abandonnée aux intempéries qui venait éroder ses côtes apparentes avec chaque courant d’air humide. Autrefois, on avait regardé avec fierté s’élever ces bâtiments; ceux de l’usine « Graham Company – Pork Packers in Chicago » comme les autres, voyant dans leurs silhouettes la vitrine du progrès en marche. On avait même organisé – paraît-il, plus personne ayant eu l’âge d’y assister n’étant encore en vie pour témoigner – des tours du lac en bateau à roue, partant de Chicago vers le sud, longeant la côte jusqu’à Detroit avant de revenir au point de départ par le nord, énonçant religieusement le nom de ceux qui faisaient construire les plus grosses usines, celles où d’immenses panneaux peints éclairés la nuit se reflétaient dans le lac et devenaient partie prenante du paysage. Ceux qui possédaient ces usines finissaient bien souvent par posséder les villes naissant aux alentours, et les noms des industriels devinrent aussi les noms des villes. Le père Graham n’avait que de très peu raté cette marche, et avait dû se contenter de s’établir dans une ville de banlieue déjà baptisée, s’assurant néanmoins l’emplacement le plus côtier possible et un énorme billboard face à la jetée, imposant à tout ceux prenant le bateau dans les environs la vision haute de huit mètres et large de cinq d’un cochon s’engouffrant joyeusement patte la première dans une boîte de conserve à sa taille, un éclatant sourire de dessin animé à la bouche et promettant « Ham so good I’d eat myself! » À quel point ce douteux jeu de mots avait véritablement boosté les ventes, personne ne pouvait plus en témoigner. Mais le billboard était toujours là et tenait bon, manquant quelques panneaux de bois à des endroits stratégiques, ce qui faisait flotter dans l’air la tête du cochon cannibale et enthousiaste, son sourire rendu malsain par l’absence de contexte.

Le départ des industries du siècle dernier avait été un coup particulièrement rude pour la ville de Gary. La faute à un découpage territorial malchanceux qui voulait qu’elle se trouve dans un état différent de celui où allait travailler ceux de ses habitants qui avaient encore du travail. Gymnastique administrative qui en avait découragé plus d’un et les avaient poussés à partir. La ville, en même temps que tout son parc industriel, s’était vidée. Mais, parce que même une ville comateuse comme celle-ci ne mourrait jamais totalement, et qu’on ne pouvait ni empêcher les habitants d’avoir des enfants, ni de les faire grandir là où ils le souhaitent, on entendait encore quelques rires adolescents résonner dans les rues. Des éclats de conversations jaillissaient autour du bar local, plus ou moins cohérents et plus ou moins polis selon l’heure de la nuit, et à bien tendre l’oreille on devinait de grands drames sentimentaux se tramer entre les tables de ping-pong en bêton du square et le terrain vague voisin de l’ancienne gare de triage reconvertie en repaire à premiers émois. En cette fin d’été particulièrement caniculaire, quand les jours étaient encore trop longs pour se résoudre à reprendre un rythme de vie scolaire, on aurait presque pu se laisser prendre au charme de la tranquille immobilité de la ville, méprenant son caractère fantomatique pour une forme de calme ambiant.

Alors que le soleil venait tout juste de se coucher, que le ciel épuisait son gris cendreux qui baignait tout dans une forme de lumière opalescente et que les points blancs des lumières des autres villes s’allumaient plus au nord sur le lac, la vieille usine de conserve de porc s’agitait. Au cœur de ses vieilles salles éventrées, sous ses toits pourris et au bord des fenêtres éclatées, les nuisibles qui y avaient élu domicile, majoritairement nocturnes, s’éveillaient. On aurait cru tout le vieux quartier abandonné pris de soubresauts, lâchant un soupir pendant que le reste de la ville s’endormait. Pathétique monstre nocturne cloué au sol qui n’effraie plus personne mais s’agite encore un peu en s’enfonçant dans le limon. C’était en général dans ces moments-là que débarquaient les ados.
Explorateurs en herbe, jeunes déprimés par toute sorte de nouvelles ou de situations dont l’importance échappaient à quiconque d’autre qu’eux, solitaires de tous bords ou simples ennuyés venus boire les bières qu’ils avaient réussi à planquer sous leurs vestes au moment de sortir du magasin, tous, par tous les côtés, s’abattaient sur les terrains abandonnés, escaladaient les grillages, enjambaient les barricades et se moquaient des panneaux rouge vif rappelant le DANGER de la zone, chacun de son côté, chacun s’imaginant seul, profitant de l’étendue des carcasses des usines pour imposer entre eux la distance nécessaire au frisson de l’aventure en terre inconnue.
Et l’usine Graham, celle devant laquelle nous nous sommes postés depuis le début de la soirée, n’échappe pas à l’essaim. Arrive face au grand portail sur lequel on a fixé des plaques de tôle à grands coups de pistolet à clous – avant de fixer sur ces mêmes plaques des panneaux fluos indiquant à grand renfort de pictogrammes que TOUTE ENTRÉE EST INTERDITE et que chaque personne trouvée sur les lieux serait SUSCEPTIBLE DE POURSUITES, menaces n’ayant jamais vraiment arrêté qui que ce soit – une jeune fille à vélo. De l’âge de passer probablement son dernier été ici avant de partir s’installer plus loin pour les études, où l’on se moque bien des règles concernant l’heure du coucher ou des risques qu’on encoure à se promener le soir dans les rues du côté des vieilles usines, mais où l’on brave encore tous ces interdits sur une bicyclette vaguement infantile.

Bicyclette qu’elle se dépêche de cacher derrière un buisson de mauvaises herbes particulièrement grimpantes, à gauche du portail, prenant bien soin d’éviter les ronces, qui se sont mêlées aux autres branches, et qu’elle ne connait que trop bien pour y avoir laissé pas mal de bouts de t-shirts lors de précédentes excursions. Ensuite, comme à chaque fois depuis qu’on le lui a montré, elle soulève la plaque dont la rouille dessine une sorte de T – du moins quand on lui avait expliqué le repère. Depuis le T est devenu un H couché sur le flanc et dont la partie gauche est deux fois plus épaisse que l’autre – ressentant toujours une légère appréhension mélée de fierté, à la sentir branlante sous ses doigts, et à la pivoter sans problème pour révéler un trou dans le portail. Elle s’engouffre dans ce trou, attentive aux bruits alentour et à ses mollets apparents lorsque c’est à leur tour de passer, n’étant pas encore tout à fait vaccinée contre sa peur du tétanos ou autre maladie abstraite et blessure dégueulasse qui pourrait naître du contact entre sa peau et le métal vieilli. Une fois définitivement passée de l’autre côté, elle s’immobilise un instant, l’oreille tendue vers l’usine, vant d’avancer, rassurée sur sa solitude.

En quelques foulées, la voilà arrivée devant le bâtiment principal, celui orienté nord-ouest et d’où partent les différentes ailes de production, comme des doigts tendus vers le sud, vers la ville. Elle se hisse à la fenêtre située juste à gauche de la porte à double battant dont le linteau affichait fièrement à l’origine le nom Graham en lettres dorées, mais qui s’est depuis fait recouvrir de l’inscription « R. Fckd Her », et pénètre dans le bâtiment en sautant à l’intérieur. Le verre crisse un peu sous ses pieds, sans qu’on puisse savoir s’il s’agit d’un reste des carreaux de la fenêtre ou de bouteilles de bières, et quelques animaux dont le bruit trahit la petite taille s’enfuient, plus loin dans l’obscurité. Elle allume la lampe torche de son téléphone, remarque au passage qu’elle a oublié de le recharger comme elle voulait le faire, espère que la batterie tiendra suffisamment pour lui permettre de passer le temps qu’elle a prévu dans la vieille usine. Éclairée en contre-plongée par la lueur crue de son écran tactile, on peut voir qu’elle semble avoir pleuré, ou au moins s’être retrouvée au bord des larmes il y a peu. Sa bouche encore pincée et la manière un peu trop brusque dont elle coupe la sonnerie du portable semble dire qu’elle est venue pour ne plus parler à ceux qu’elle vient de quitter, qu’elle n’est pas là pour qu’on l’y retrouve. En revanche, la façon qu’elle a de se mettre en marche – sans hésiter, sans regarder à droite et à gauche, ne pointant sa lumière que sur des endroits particulièrement piégeux lorsqu’elle en a besoin – nous indique qu’elle sait exactement où elle va, et ce qu’elle compte y faire.

Les couloirs autour d’elle s’enchaînent sans que quoi que ce soit de remarquable dans l’un deux ne nous permette de deviner le but de son périple. Les fenêtres presque toutes brisées laissent entrer des courants d’air de plus en plus froids, faisant voleter des moutons de poussière et de plâtre autour des pieds de la jeune exploratrice pendant qu’elle avance. Des légers couinements et le bruit précipité, comme un grattement, de pattes tout autour d’elle, partant en sens inverse de sa progression, prouvent qu’elle dérange les squatteurs habituels, rongeurs et autres, qui se sont installés dans les murs. Plus elle marche et plus, de ce que nous laisse voir la lumière de son téléphone, son visage s’affaisse, passant de la crispation énervée à une sorte d’air blasé un rien attristé. On l’entend qui marmonne, qui laisse échapper de plus en plus intelligiblement les restes d’une dispute qu’elle semble se refaire en boucle dans sa tête, rejouant le match, commentant les saillies de ses adversaires et ses propres réponses, les remaniant après coup pour les rendre toujours plus percutantes, quand bien même personne n’est là pour les recevoir.

Il devient de plus en plus évident – vu, notamment, l’heure qu’il est – que son dîner s’est mal, très mal passé. Et sans savoir, précisément, le sujet de la discorde, on imagine bien se jouer la scène banale du différent qui oppose deux générations au moment où l’une entend faire régner le calme sous son toit et l’autre, précisément, tout remettre en cause. À voir avancer, si sûre d’elle, notre jeune aventurière du bâtiment dans un lieu si inhospitalier, on voit la confiance en action de son adolescence. Et il est clair que cette sortie quasi-nocturne est pour elle l’occasion de se prouver ce qu’elle aurait aimé dire plus tôt et qu’on l’entend répéter à voix haute, à présent – elle a hissé la voix graduellement, provoquant la fuite de toujours plus de rats et autres bestioles grouillantes, et son écho, s’engouffrant avec elle dans l’escalier central du bâtiment, en spirale et en acier, qui mène à l’ancien bureau du directeur, fait comme une multitude de réponses plus ou moins décalées, imitant à merveille le brouhaha d’une vraie engueulade -, à savoir qu’elle pourrait, si elle le voulait, partir, tout simplement partir et disparaitre. Que le fait même d’avoir, petit un, n’oser le dire qu’une fois isolée et sûre qu’on ne l’entende pas, et, petit deux, d’être sortie dans ce qui, vu de plus près, est très clairement un t-shirt de pyjama, dise bien qu’il n’en est rien et que cette déclamation a tout de l’emportement juvénile n’a aucune importance dans l’immédiat.

Puisque voilà la jeune intrépide excursionniste arrivée à son but, dans le petit salon attenant au bureau du directeur. Il apparaît vite, là encore, qu’il ne s’agit pas de sa première venue, puisqu’elle va directement s’asseoir sur le petit canapé collé à la grande fenêtre – aux carreaux étonnamment intacts et propres. Peut-être grâce à elle ? – et sort, cachée sous l’un des coussins de l’assise, une petite boîte en bois. Elle l’ouvre, et l’on découvre à l’intérieur une liasse de papiers. Jaunis, vieux, assemblés en un seul tas assez gros pour l’estimer à au moins deux-cent cinquante feuilles, chacune d’elles couvertes d’une écriture serrée et filiforme, courant d’un bord à l’autre du papier comme par volonté de ne pas gâcher. Toutes sont manuscrites, mais écrites sur un papier à en-tête arborant le sigle de la Graham Company. Les lignes sont irrégulières, tantôt presques droites, tantôt carrément obliques, et l’interlignage passe du simple au double, trahissant des passages dont l’accouchement s’est fait davantage dans la douleur, ou la précipitation de l’inspiration inopinée.

À la lumière d’un réverbère allumé dans la rue au loin, réhaussée si besoin par la lampe torche de la jeune urbexeuse téméraire, nous pouvons voir que les feuillessont datées et adressées à quelqu’un. Les lettres, donc, puisque c’est de cela qu’il s’agit, sont rangées par chronologie inverse d’écriture; c’est à dire que se trouve, sur le haut de la pile et offerte à nos yeux, la plus récente. La voici retranscrite :

De : Pierreponte Graham
À : John Graham

Gary, octobre 19–

Cher John : Il est, je pense, assez révélateur sur la nature des liens qui nous unissent qu’encore aujourd’hui, jour de la plus importante décision que je prendrai jamais, je n’ai éprouvé le besoin de t’écrire une lettre. Je ne t’ai pas appelé, alors que ma mère m’a appris que tu avais enfin fait relier à une ligne téléphonique la vieille maison où tu t’obstines à vouloir vivre. Je ne suis pas non plus venu te parler en personne, alors que le trajet ne m’aurais pris que quelques heures, et que ce temps ne m’était certainement pas compté, vu mon agenda ces derniers temps. Je t’écris une lettre, comme toutes les autres fois où j’ai ressenti l’envie de te dire quelque chose, où il m’a semblé qu’une décision que je m’apprête à prendre puisse éveiller en toi une réaction. Sûrement y a t’il aussi ce faisant l’envie, à peine dissimulée, de répondre à celles – ô combien nombreuses mais me voilà parvenu à un total écrit dont je n’ai pas à rougir non plus – dont tu m’arrosais étant plus jeune.
À cette époque, en effet – et par époque j’entends : de mes dix-sept à mes trente-huit ans -, tu semblais encore croire qu’il te serait possible, moyennant moults allégories alimentaires et dictons bien tournés, de me hisser à la hauteur de tes attentes. Tu m’as, me semble-t’il parfois, déversé jusqu’à la dernière goutte de ta sagesse paternelle directement dans le crâne, espérant ainsi, j’imagine, imbiber mon cerveau comme on fait mariner un filet pour que mon esprit en tire bon goût. (Que penses-tu de celle-là, en parlant de métaphore ?)
Il apparaît de plus en plus évident que la sauce a tourné. Cher John, je ne suis et ne serai probablement jamais le fils que tu souhaites, cela je le sais et le mesure. Pendant longtemps j’en ai tiré une grande tristesse et si tu remontes le fil de mes lettres précédentes tu pourras voir combien il m’a fallut longtemps avant de pouvoir faire autre chose que m’en désoler et m’en excuser. Je pense, d’ailleurs, que je devrais m’excuser de toutes ces excuses.
Cette désolation qui m’habitait, à me savoir non-conforme à tes standards m’a certainement conduit à une forme de sur-émotivité, et j’entends désormais combien il devait t’être pénible d’être le support de projection de mes angoisses, quand ma paranoïa venue de cette désolation te prêtait une colère sûrement éxagérée. Toujours est-il qu’aujourd’hui j’accepte avec aplomb cette constatation, et regarde d’un œil nouveau et bien plus serein l’abîme qui nous sépare, en même temps que je réalise pleinement le sens de l’adjectif que je lui prêterais : cet abîme est infranchissable. Et parce qu’il l’est, parce que sa nature même doit décourager toute tentative dans un sens ou dans l’autre de nous rejoindre, alors nous pouvons calmement nous résoudre à constater l’écart béant qui siège entre nous.
Les détails liés à ma vie personnelle qui m’ont amenés à une telle découverte n’ont aucune espèce d’importance. Pas plus que le fait que cette lettre, comme les autres, finira rangée dans une boîte et ne cherchera même pas à t’atteindre. Il est des choses importantes à dire mais dont l’écoute n’est guère qu’accessoire. De plus, je pense te connaître assez pour savoir que tu répondrais à tout cela par une obstination à t’acharner sur un point de détail quelconque prouvant vaguement l’irrecevabilité de ma déclamation, et je ne me sens pas l’énergie d’essuyer un tel refoulé.
Voilà ce qui importe : aujourd’hui, à 19h15, heure du changement d’équipe, j’ordonnerai aux ouvriers de nuit de rentrer chez eux. Je fermerai la grille, restant seul dans ce bureau qui fut le tien et ne m’avait jamais paru m’appartenir totalement jusqu’à aujourd’hui, et j’officialiserai notre cessation d’activités. Je veillerai à ce que nos ouvriers soient licenciés et indemnisés comme il se doit, et puis je signerai les papiers marquant la fin de la Graham Company. Je fermerai toutes les portes et verrouillerai le portail une dernière fois, m’assurant autant que possible qu’aucun acte malveillant ne sera commis envers ce témoignage de ce que fut notre famille. Le vandalisme ne ferait qu’ajouter une dose de rancœur malvenue dont nous n’avons pas besoin. Je laisserai simplement ton héritage s’éteindre, s’endormir et mourir tranquillement.
Je m’aperçois qu’écrire cette lettre a été plus long que prévu. Le ciel commence à s’assombrir et l’heure fatidique approche. Je regarde partir les derniers camions du jour et je m’aperçois que je n’ai pas du tout pensé à ce qui arrivera aux chauffeurs qui n’apprendront que nous sommes fermés qu’une fois devant nos portes. Eh bien ! Cela te donnera une raison de plus de t’énerver, le détail sur lequel t’obséder alors que j’essaierai de te faire comprendre ma démarche, de te démontrer le tableau dans son ensemble.

Tu ne liras jamais tout ça,
et c’est très bien.

Pierreponte Graham,
CEO de la Graham Company, Pork-packers in Chicago

Le ciel s’est assombri pour nous aussi, dehors, une fois notre lecture de la lettre finie. La nuit est définitivement tombée sur la vieille usine et ses environs. La jeune fille est partie, les rongeurs sont à nouveau maîtres des lieux, jusqu’à ce qu’un autre adolescent vienne se prouver son courage en bravant les couloirs vides. L’usine ronfle et exhale ce qui lui reste d’odeur de viande, quand, il y a des décennies, on y mettait du porc en boîte. À moins que ce ne soit l’odeur d’animaux bien moins nobles, morts sous les débris des murs écroulés, et laissés pourrir là. Avant de partir, celle qu’on a suivi a laissé une lettre de plus dans la boîte, prenant le dessus de la pile en remplacement des étranges adieux de Pierreponte à son père.

De : J—- D——
À : Pierreponte Graham

Gary, août 20–

Cher Pierreponte : À mon tour je t’écris une lettre. Tu ne la liras pas plus que celles quetu as écrites à ton père, mais ce n’est pas grave. J’ai découvert ton bureau au début de l’été, quand on est rentrés boire des bières dans l’usine avec des copains. Ils m’ont défiée de grimper levieil escalier grinçant du bout du couloir, et pour ne pas passer pour une idiote, je l’ai fait. Après j’ai pris l’habitude de venir ici, parce qu’on a une jolie vue sur le lac, et j’ai fini par trouver ta boîte. J’ai tout lu.
Je partirais d’ici l’an prochain, si tout va bien. Enfin ! J’ai déjà essayé de négocier (ce soir encore, d’ailleurs) de partie dès septembre, mais mes parents ont refusés de me prendre une chambre à l’internat. Pas assez mature, ils me disent. Je crois surtout que c’est trop cher mais qu’ils n’osent pas me le dire. Je ne sais pas quoi penser de ta dernière lettre, elle me reste en tête. Je n’arrive pas à savoir si l’espèce de détachement dont tu fais preuve est une bonne chose… Je veux dire, c’est quand même super lâche, non ? J’espère qu’en partant une bonne fois pour toutes, j’oserai, moi, dire tout ce que je pense à mes parents ! Mais en même temps, c’est vrai que ça ne servirait sûrement à rien. Et puis, il faudrait qu’on se retrouve quand même aux vacances… D’ailleurs, ton père, comment il l’a pris, la fermeture de l’usine ? Je me le demande.
Je crois qu’au final, je te trouve assez trouillard. Et puis, je ne connais personne dont les parents aient bossés pour toi. Vu la taille de la ville, ça veut dire qu’ils sont tous partis tout de suite. J’imagine qu’ils t’en voulaient, malgré ce que tu dis. Tu as eu des procès ? Et puis du « vandalisme », crois-moi, il y en a eu ! C’est même un jeu, pour nous, on vise les fenêtres du rez-de-chaussée depuis la grande dalle de bêton de devant, et celui qui casse le plus de carreaux d’un coup, gagne. Je t’ai aussi volé des trucs, genre ta lampe de bureau. Je la trouvais jolie, avec son capot vert, à l’ancienne. Elle est chez moi, maintenant.
Je ne sais même pas si tu vis encore, tu dois être hyper vieux, maintenant. C’est dommage que tu ne sois pas resté en ville, mon père dit toujours qu’on aurait eu besoin de gens qui voulaient que ça change plutôt que de gens qui voulaient partir. Je trouve que ça ne veut pas dire grand-chose. Mais, je ne sais pas, si le porc ne te plaisait pas, tu aurais pu vendre autre chose ? Genre, du bœuf, ou du poulet ? Ou, tu connais le tofu ? C’est hyper à la mode, maintenant. Je veux en manger mais mes parents trouvent ça cher et dégueu. Je m’en fous, quand je serais partie, je deviendrais végétarienne.

C’était cool de lire tes lettres,
Salut, si tu vis encore, Pierreponte.

J.

Note de l’auteur : les personnages de Pierreponte et John Graham sont issus des livres Letters from a self-made merchant to his son, par Georges Horace Lorimer – éd. Small, Maynard & Company, 1902. Aujourd’hui libres de droit et lisibles sur le site du Projet Gutenberg.

Kuhn, Arthur - Et d'abord, t'étais où, toi ?, miniature