L’appartement est plongé dans le silence, tous les meubles sont immobiles. Depuis la cuisine arrive mollement une fin d’odeur du dîner de la veille, portée par le même courant d’air qui fait voleter les grains de poussières au milieu du salon, à peine perceptibles vu la grisaille qui pointe par la fenêtre. De là où nous sommes, on peut voir traîner un peu partout les restes de la soirée d’hier : ce léger désordre fait d’objets ordinaires entassés à la va-vite, de vêtements qui traînent par terre, de vaisselle sale où tout est en double, abandonnés sur la table devant la télé.
Devant nous la porte de la chambre est fermée, les habitants dorment encore. On entend à peine parfois un léger ronflement et un froissement textile qui nous apprend que l’un des deux vient de se tourner. Ils dorment, et même si dehors les nuages s’accumulent et recouvrent le ciel d’une couverture ouateuse, même si on entend monter de la rue les cris des fêtards rentrant enfin chez eux, ils dorment encore, rassurés par l’épaisseur et le stoïcisme de leurs murs, confiant en la capacité de leur appartement à leur offrir un havre rien qu’à eux, leur propre petit espace d’abstraction. Et puis un réveil sonne.
Parce que nos deux personnages ont le sommeil lourd et semblent bien décidés à ne pas se laisser faire, il faudra encore quatre ou cinq sonneries espacées d’environ cinq minutes avant que l’un des deux ne se décide à bouger et à reconnaitre que la journée a commencé.
A travers la porte fermée, on entend un houleux débat s’engager : qui doit se lever ? Qui est de corvée petit-déjeuner aujourd’hui ? Des voix encore pleines de baillements s’affrontent, et c’est à qui aura l’air le plus mou pour susciter la pitié chez l’autre, qu’elle ne craque et cède. Et précisément, l’un des deux ouvre la porte et émerge de la petite chambre encore plongée dans le noir. Un remerciement embrumé et à moitié mâché trouve le temps de se faufiler à la suite du perdant et l’accompagne à la cuisine pour faire le café.
Une fois la cafetière lancée, la vaisselle sale repoussée suffisamment loin sur les bords de la table pour pouvoir s’y installer, les tasses sorties et disposées comme il le faut, il est temps pour notre perdant de retourner dans la chambre, prévenir l’autre dormeur que tout est pret pour l’accueillir. Pendant qu’ils sont tout deux de nouveau au lit à grapiller quelques minutes supplémentaires à ce dimanche matin, nous pouvons sentir l’odeur du café se répandre et supplanter toutes les autres et voir la bruine du dehors former un rideau semi-opaque au fur et à mesure qu’elle se transforme en véritable orage.
Alors et à cause de la pluie, quand la moitié du couple de dormeurs qui s’était levée s’entend dire par l’autre moitié restée au lit qu’il va lui falloir sortir dehors chercher à manger puisqu’il n’y a rien dans les placards, il lui faut puiser au plus profond de sa motivation le courage de céder. Quelques minutes plus tard, l’haleine encore chargée et la capuche bien serrée sur sa tête pleine de bourdonnements, nous retrouvons en bas de l’immeuble l’Intrépide le pied en suspension au-dessus du pas de la porte, engagé dans un mouvement qui doit l’amener officiellement au-dehors, et dont il ignore les retombées éventuelles.
Nous sommes – où plutôt l’Intrépide est, et nous nous le suivons – censé aller à la boulangerie acheter des croissants. Mission simple et facile à accomplir en temps normal, seulement voilà, nous sommes un dimanche et la plupart des boulangeries sont fermées, le dimanche. D’ailleurs même celles normalement ouvertes en ce jour du repos ont apparemment décidé de faire une pause. Et puis les rues sont vides, étonnemment vides. On n’entend pas un bruit, pas une cloche, à peine le ressac des voitures cachées au bout de la rue par l’épais rideau de pluie qui continue de tomber et de s’épaissir, si bien que même la place où notre Intrépide se trouve voit ses bords disparaitre dans le gris opaque qui s’abat.
On en vient à se demander s’il n’y avait pas aujourd’hui une célébration quelconque, un jour férié ou quelque chose du même goût qui nous aurait échappé. Contraint d’aller chercher sa pitance du matin plus loin que prévu, notre Intrépide repart à la recherche du Croissant Promis, et, parce que regarder devant ne sert pas à grand-chose tant passé cinq mètres la pluie masque tout, l’Intrépide se met à regarder en l’air.
On découvre plein de choses, quand on parcourt un chemin qu’on connait par cœur, mais qu’on lève la tête. Tous les détails qui nous entourent mais auxquels on ne fait d’habitude pas attention viennent nous frapper d’autant plus fort que notre esprit, détaché du pur utilitarisme de la marche – emmène moi ici, je dois faire ça – est tout entier disponible pour s’attarder sur n’importe quelle petite chose, et lui tisser des liens à tout va.
Tenez, par exemple, regardez comment notre Intrépide imagine des vies entières à tout ceux vivant derrière les fenêtres qu’il s’amuse à compter, en se basant tantôt sur l’agencement d’un coin de bibliothèque, tantôt sur les moulues du plafond, en passant par les couleurs des lumières. Et ne parlons même pas des décorations des immeubles eux-même ! Tout un tas de vies inventées probablement bien plus passionnantes que celles ayant vraiment lieu, à base de sex parties et ravalement de façade dramatiques. Il est tellement plaisant de croire aussi durement à toute une histoire qu’on s’invente, quand elle n’est basée sur rien.
Et puis, à force, certaines choses commencent à se répéter. Des détails émergent, reviennent régulièrement, se font intrigants. Comme cette inscription, gravée dans plusieurs pierres d’achoppement, dominant les entrées des plus beaux immeubles : Eboraeu 11.17 ou encore cette autre : Hyborée 2.16.400
Etrangement similaires, au moins très proches, et placées là où l’on trouverait normalement le nom du bâtiment, ou la griffe de l’artisan responsable de sa construction. Sauf que tous les bâtiments ne peuvent pas avoir le même nom, et que s’il s’agit d’une griffe alors les chiffres devraient être l’année de fin des travaux mais cela n’a pas de sens car ces chiffres n’évoquent pas une année et on ne construit pas simultanément autant d’immeubles que ceux sur lesquels notre intrépide trouve la marque.
Luttant contre l’envie de rentrer qui se fait de plus en plus pressante et ce, malgré tous ces jeux de l’esprit passionnants, l’Intrépide continue de marcher pour tâcher de trouver à manger. Il finit par arriver sur une grande place où il se fait assaillir par une fanfare en pleine réinterprétation big band de Get Lucky devant un public inexistant.
Préférant s’en aller, repoussé et par le volume et par les choix musicaux de la fanfare – les premières notes de Paint in Black résonnent dans son dos – il aperçoit dans une petite rue qu’il ignore toujours, d’habitude, le auvent rouge orné de deux brins de blés entrecroisés typiques des boulangeries. Avant de s’y engouffrer, il ne peut s’empêcher de remarquer qu’est gravé sur une des pierres de la porte le fameux Eboraeu 11.17, accolé pour l’occasion à une autre pierre appartenant cette fois à l’immeuble voisin, qui porte la marque Hyborée 2.16.400.
Alors qu’il achète enfin les Croissants Promis, but initial de sa sortie en ce dimanche matin pluvieux où tout le monde semble avoir voté pour rester au lit, sa curiosité l’emporte et le voilà en train de demander à la boulangère si elle a la moindre idée de ce que signifient ces marques, nous amenant à penser qu’il n’est pas prêt de rentrer chez lui, voulant jouer les détectives, et donc qu’il nous faudra encore un peu le suivre sous la pluie juste pour le voir s’extasier d’excentricités héraldiques qu’il s’est lui-même inventé. Or, il se trouve que la boulangère s’est elle-même posé la question. Elle a réussi à découvrir qu’Eboraeu est bien le nom de celui qui construisit l’immeuble, mais n’a aucune idée du sens des chiffres. En revanche, coïncidence formidable qui confirme que l’Intrépide n’est pas prêt de rentrer et que son café finira froid, l’entreprise Eboraeu BTP – S.A.R.L existe encore et que leur siège est tout proche. Elle-même a bien déjà songé a y aller, mais n’a jamais trouvé le temps, passant toutes ses journées à vendre des chouquettes et des pattes de loup. Notre Intrépide, oubliant sa moitié qu’il a laissé ce matin endormie dans le lit, et qui depuis s’est peut-être levé pour l’attendre le ventre creux, décide d’aller faire un tour, vite fait, chez ces maçons qui s’amusent à semer partout des énigmes numérologiques sur les portes des maisons.
Quelques rues plus loin, d’après les indications de la boulangère, suivies difficilement tant la pluie battante rend difficile de voir à plus d’un mètre et ne serait-ce que de lire les panneaux des noms des rues. Et puis, il est toujours plus difficile d’avancer quand on doit lutter contre la météo. Et puis les indications n’étaient pas si claires. Et puis…
En tout cas, voilà notre Intrépide qui arrive enfin à destination ! Et ressent immédiatement une légère déception puisqu’une fois arrivé, il devient évident qu’Eboraeu n’est effectivement qu’une entreprise de BTP comme une autre, en tout cas vu de l’extérieur. Faisant le tour de l’immeuble dont la boîte occupe le rez-de-chaussée, notre Intrépide remarque qu’à l’arrière, une porte qui donne a priori sur les mêmes locaux, arbore une plaque indiquant : AANCLA : Association des AntiNicéoConciliaires de Loire-Atlantique. Cette porte là est ouverte, mène sur un escalier, et laisse s’échapper une musique festive aux paroles incompréhensibles pour nous comme pour l’Intrépide. Son café à la maison définitivement complètement froid et sa moitié ayant probablement déjà décidé de lui en vouloir pour la journée, notre Intrépide décide d’aller jusqu’au bout de l’histoire, et monte les marches.
Je ne sais pas à quoi s’attendait l’Intrépide. Peut-être à rien en particulier? En tout cas, en haut, la trouvaille est plutôt décevante puisque l’on se retrouve au milieu d’un genre de fête organisée par une association plutôt fauchée, façon pot de départ où l’on sirote du mauvais vin dans un gobelet en plastique en mangeant du quatre-quarts industriel. Suspendu au mur, derrière le » bar « , une grande banderole écrite : Pour les 10 ! Jamais comptés, mais jamais oubliés ! 11.17. Autour de l’intrépide, une douzaine de personnes moyenne d’âge 55 ans, une majorité d’hommes, un camaïeu de pantalons marrons et de chandails tricolores, discutent tous en petits groupes, aussi épars que ne le permettent les dix mètres carrés dans lesquelles la fête a lieu.
Un de ces hommes, la mine avenante, s’approche rapidement pour souhaiter la bienvenue et s’enquérir si, par hasard, l’Intrépide a déjà entendu parler de l’AANCLA ? Non ? Eh bien, il s’agit d’un regroupement initié il y a de cela près de deux siècles par Nicolae Eboraeu, architecte et constructeur roumain, venu s’installer en France. En plus de faire vivre une entreprise qui devint vite prospère – en témoigne encore le récent succès de la boîte, le contrat pour la rénovation de plusieurs façades historiques en centre-ville – Nicolae eut vite pour ambition de contribuer à amener toujours plus haut son pays d’adoption. Pour cela, il s’essaya à diverses causes et remèdes : il fit construire une sorte de phalanstère utopique dans lequel les plus pauvres pourraient venir vivre dans de bonnes conditions, mais dû abandonner le chantier quand on découvrit que le terrain était inondable ; il voulut investir sa fortune dans les moyens de transport en commun du futur, mais eut la mauvaise idée de tout parier sur le zeppelin et les monorails magnétiques ; enfin, il s’attaqua a un problème particulièrement parlant à son époque, l’addiction aux paradis artificiels. Il faut en effet se rappeler qu’à l’époque, l’absinthe se buvait comme la bière de nos jours, et la cocaïne était vendu comme un médicament. Tristement, Nicolae Eboraeu finit lui-même par tomber dans ce qu’il voulait combattre, puisque, d’après ses mémoires il lui fallait d’abord voir ce qu’on allait chercher là-dedans pour en détourner les plus acharnés. C’est pourquoi, arrivé à la fin de sa vie, devenu riche mais toujours tourmenté par l’idée de ne rien laisser d’autre au monde qu’un tas d’hôtels particuliers décorés avec goût, il fonda l’AANCLA, pour continuer son travail philanthropique en révélant un mensonge éhonté qui précède à nos vies. Je parle, bien sûr, de ces dix jours qu’on a arbitrairement, absurdement et dégueulassement tout simplement fait disparaitre entre le 4 octobre 1582 et le 15 octobre 1582, pour soi-disant rattraper le « retard » du calendrier julien et pouvoir passer tranquillement au calendrier grégorien, tout ça pour satisfaire les conclusions d’une vieille réunion d’il y a 1500 ans, où l’on a voulu fixer à tout prix des dates qui n’en avaient même pas besoin ! Le ridicule patenté d’une bulle papale entendant régir jusqu’à savoir quel jour on est, l’imperfection du calendrier grégorien, qui comme par hasard serait acceptable alors qu’on fait tout un flanc au julien parce qu’il retarde de onze minutes et dix-sept secondes par an, et puis, l’habitude de Nicolae Eboraeu de compter en julien, encore en vigueur en Roumanie à l’époque qui lui avait plusieurs fois coûté d’arriver une semaine en retard aux rendez-vous, tout ça le décidèrent à faire de ce combat son grand œuvre.
Comme si elle avait poliment attendu la fin du discours de bienvenue, c’est à ce moment-là que la porte d’entrée du local, en bas des escaliers, s’arracha hors de ses gonds et s’écroula sur les marches, dans un capharnaüm métallique assourdissant. Nous qui nous étions éloignés du soliloque dispensé à l’Intrépide pour aller estimer le buffet avons à peine quelques secondes d’avance pour voir s’engouffrer dans la pièce une dizaine de personnes hurlant et attrapant tous ceux qui leur passaient sous la main pour les rouer de coups. Parce qu’il ne semblaient pas s’intéresser du tout à lui, et parce qu’ils portaient tous un t-shirt floqué Hyborée BTP – S.A.R.L, notre Intrépide comprit bien vite qu’il se trouvaiet au milieu d’un réglement de comptes entre deux entreprises concurrentes. Peu intéressé par les raisons d’une telle animosité, et n’ayant plus du tout envie d’en savoir plus, il s’enfuit, serrant fort contre lui ses croissants, rappel de ce qu’il était vraiment venu faire dehors, de son ennuyeuse vraie vie. Il dévala les escaliers quatre à quatre, sauta littéralement dans la rue, et se mit à courir pour rentrer chez lui sans se retourner, laissant sans regrets l’opportunité qui lui était offerte de découvrir une facette jusque là impensable de son monde, cet espace auquel il n’avait jamais eu – et n’aurait probablement plus jamais, si tout va bien – accès, où des entreprises du bâtiment s’attaquaient les unes les autres pour des questions de préférences calendaires. Heureux d’avoir encore la possibilité de prétendre qu’il n’avait pas entendu parler de tout cela, persuadé pour son plus grand bonheur qu’il saurait tout oublier bien vite, relayant au fond de son esprit les détails de ce dimanche matin brumeux dont il commençait déjà à douter, l’Intrépide fuyait. Il rentrait chez lui en laissant la pluie toujours plus violente l’enfermer dans une petite bulle de brume et d’humidité, toujours plus petite et toujours plus dense, ne lui laissant même pas l’occasion d’apercevoir les murs des immeubles autour et leurs potentiels graffitis.
Une fois arrivé chez lui, il trouva sa moitié rendormie et les deux tasses de café refroidies. Il finit de débarrasser la table des empilements de vaisselle sale et posa les croissants à leur place. Il allait réchauffer le café au micro-ondes quand il décida qu’il préférait prendre le temps d’en refaire un, et laisser sa moitié dormir encore un peu. Tandis que la vapeur de la cafetière s’élevait et allait se déposer et une couche de buée sur la fenêtre, il regarda le monde extérieur se faire engloutir dans ce double brouillard venu du dehors et du dedans. Le café était prêt, il attendait toujours debout face à la fenêtre. La vapeur continuait de s’élever et la pluie de tomber. Avant d’aller dans la chambre et de démarrer officiellement ce dimanche pour lui comme pour l’autre, il voulait encore un peu profiter de ce moment où tout avait disparu.