les dessins de Mathilde Guillemot se classent définitivement dans cette catégorie d’œuvres d’art particulièrement embêtantes pour les gens comme moi : celles assez simples à décrire, bien plus dures à expliquer. J’entends par là qu’ils sont de ces travaux dont on saisit l’intention au premier regard, vous happent par pure puissance plastique, et vous font revenir précisément parce qu’ils s’obstinent à ne pas (chercher à) s’expliquer. Ces purs bouts d’obstination faits forme qui ne nous font jamais le cadeau de se couler dans un discours. D’ailleurs, à en parler avec leur autrice, on comprend assez vite que le faire est au cœur de sa pratique; ce qui ne veut pas dire qu’ils naissent sans intention, loin de là.
L’artiste abordant toujours la présentation de son travail par son artisanat, autant suivre son exemple. Les cartes de Mathilde Guillemot sont dessinées à la main, tracées directement au marqueur, sans possibilité de revenir en arrière, sans croquis ni étapes préparatoires. Tout ce qui s’y trouve est puisé dans un corpus massif et défiant toute catégorisation d’atlas, de cartes routières et cartes marines, de relevés géographiques en tout genre, dont la provenance, là encore, annihile toute tentative de définition d’un processus : entre les legs, les cadeaux, les achats spontanés, etc. Choisis par intuition dans cet amas d’informations hermétiques à l’œil non-éduqé – il est important, et franchement drôle, de noter que, de son propre aveu, Mathilde Guillemot est incapable de lire une carte, et n’a « aucun sens de l’orientation » -, des fragments sont prélevés pour être décalqués et venir se fondre dans ceux déjà retranscrits sur le papier. Petit à petit, la feuille, au format toujours imposant, se remplit de morceaux d’extraits amalgamés qui, s’ils en perdent leur raison d’être, gagnent leur place au sein d’un tout carto-chimérique. On frôle la démarche de moine copiste, et par la durée vertigineuse et par l’austérité qu’on imagine nécessaires à un exercice pareil.
Pourtant, Mathilde Guillemot parle de son travail comme d’une création « toute en chaleur ». Qualifiant volontiers d’organique ce geste d’aller puiser la matière graphique, de la réassembler, d’en faire un tout congruent. C’est là que réside une des difficultés de parler de ses pièces sans tomber dans l’imagerie de l’Artiste qui reçoit l’Inspiration : si organisme il y à, c’est celui, étrange collaborateur installé entre Mathilde et ses cartes, qui naît lorsqu’au hasard d’un regard un élément, une forme, une complexité graphique impose son rythme et sa trace à l’ensemble. On a dit que le dessin était toujours effectué d’un premier jet, inscrit et définitivement entériné dès sa première apparition. Mathilde Guillemot appelle ça « se foutre dans la merde », et même si force est de reconnaître que l’absence de marge d’erreur permise par cette façon de faire a de quoi effrayer, je préfère la rapprocher du geste des antiques cartographes du littoral qui traçaient les côtes au fur et à mesure qu’ils les arpentaient ; relevés tenus pour justes jusqu’à ce qu’un regard satellite – objectif et extérieur – ne les remettent en cause, nécessairement vrais à défaut d’être forcément exacts.
D’ailleurs, quoiqu’il arrive, et même une fois la supercherie dévoilée, on croit aux cartes que l’artiste nous offre. On y croit car, et c’est là encore un secret de pur savoir-faire, si tout est intuitif, rien n’est accidentel. La présence, par exemple, quasi-systématique d’une grille de fond – caution scientisante qui fait vrai par son simple aspect, rappel d’une volonté d’ordonner, de disposer selon des règles, d’agencer – n’a rien d’un hasard, et même les apparentes erreurs et corrections, retours en arrière et débordements apportent leur caution à l’ensemble. C’est bien par la profusion des détails, l’apparent chaos fourmillant, la saturation absurde de l’espace graphique que Mathilde Guillemot nous attrape, nous somme de croire à ses dessins, et nous y lache, là, en plein milieu.
Je disais au début de ce texte que bien que n’obéissant pas à un objectif conceptuel formalisé, ces dessins étaient loin d’être gratuits. C’est bien là le premier objectif de l’artiste, lorsqu’elle se plonge, elle-même, dans ses dessins, quand elle se fout dans la merde : nous y perdre, à notre tour, lorsque l’on découvre l’ensemble fini. Objectif assez logique et paradoxalement évident, tant on n’inonde pas à ce point-là la feuille de repères sans s’y noyer.
Si, à mon sens, on prend autant de plaisir à regarder ces cartes, c’est qu’elles regorgent d’entrées, de sentiers où s’engouffrer des yeux sans pouvoir faire demi-tour. Il est effrayant et en même temps grisant, de parcourir de tels masses de signes, de sens, tous ces éléments visuels dont on sait qu’ils devraient nous dire quelque chose et se contentent de nous emmener toujours plus loin sans jamais déboucher sur ce que leur nature même promet : un point d’arrivée.
Mais, autre élément clé qui fait le caractère de ces pièces, qu’on devine par leur facture même ou à lire les cartels, et qui se confirme quand Mathilde Guillemot en parle, c’est que le spectateur n’est pas le premier à s’y perdre : l’artiste nous a systématiquement précédé.
C’est là que se paye la méthodologie de moine copiste. C’est là, à mes yeux, que se joue le caractère étonamment et profondément humain de ces dessins, la surprenante et chaleureuse hospitalité de ces cartes impossibles. Par la reproduction à la main qu’on devine àa bien y regarder, on se sait en territoire si ce n’est connu, au moins exploré. On croyait aux cartes des littoraux avant tout parce qu’elles racontaient et exsudaient le parcours de l’arpenteur dans ce qu’il a de plus concret et humain, et ici, on tombe avec plaisir dans les pièges de ces masses ramassées parce qu’ils ont été tendus d’abord par celle qui s’y est aventuré la première, parce qu’ils disent bien plus le plaisir qu’a eu l’artiste avant nous à s’y perdre que sa volonté de nous empécher de trouver la sortie.
D’ailleurs, la sortie, on finit toujours par l’atteindre. Pour une raison simple, c’est qu’un dessin, aussi fractal et imposant soit-il, même en révélant toujours plus d’intérêt au fur et à mesure qu’on s’y plonge, ne saurait nous retenir lorsqu’on recule pour en sortir. Même si leur taille est imposante, les cartes de Mathilde Guillemot sont à peu près embrassables dans leur globalité en un regard. Et alors, si j’ai parlé du plaisir qu’on peut trouver à y plonger pour s’y perdre, il faut dire un mot de l’autre grand bonheur de ces dessins : celui d’embrasser la carte dans son ensemble, d’éprouver le vertige de la découverte d’un territoire dans sa globalité qu’on était trop occupé à regarder dans le détail quelques instants plus tôt. Cette sensation de dézoom, ce mouvement de décollement qui fait balancier et qu’on va reparcourir en sens inverse quelques instants plus tard, parce que, déjà, un autre détail à attiré notre œil et nous invite à repartir en exploration au cœur du dessin.
Écoutez l’entretien réalisé avec Mathilde Guillemot :